J'ai énuméré à peu près toutes les
occupations que la législation de Lycurgue a prescrites à chaque âge ; je vais essayer
à présent d'exposer le régime qu'il a imaginé pour tous. Avant lui, les Spartiates,
comme les autres Grecs, mangeaient chez eux ; mais, remarquant qu'ils s'y abandonnaient
généralement à la mollesse, il les fit sortir pour prendre leurs repas en commun et en
public, sûr moyen, selon lui, de prévenir la désobéissance aux lois. Et il leur mesura
la nourriture de manière qu'il n'y eût ni excès ni pénurie. La chasse leur procure
souvent des extras, que les riches remplacent quelquefois par du pain de froment, de sorte
que la table est toujours garnie, jusqu'à ce qu'ils se séparent, mais sans entraîner de
grandes dépenses. II supprima aussi la coutume qui contraint les convives à boire, et
dont l'effet est de faire chanceler les corps et les âmes, et il permit à chacun de
boire, quand il aurait soif, persuadé que, de cette façon, la boisson était le plus
inoffensive et le plus agréable.
Comment des gens qui mangent ainsi en commun pourraient-ils se perdre
eux-mêmes ou leur maison, par gourmandise ou ivrognerie ? Dans les autres Etats, les gens
du même âge se réunissent généralement entre eux, et la réserve n'a guère d'accès
à ces réunions. A Sparte, Lycurgue mêla les âges, pour que les jeunes gens pussent
profiter largement pour leur instruction de l'expérience des vieillards ; car c'est
l'habitude dans les philities de rappeler ce qui s'est fait de beau dans le pays,
en sorte qu'il n'y a là aucune place pour la violence, ni pour les excès de l'ivresse,
ni pour les actes honteux, ni pour les propos obscènes. Les repas au-dehors ont encore
d'autres bons effets, c'est que les Spartiates sont obligés de marcher pour regagner leur
logis, et doivent prendre garde à ne pas broncher sous l'influence du vin ; car ils
savent qu'ils ne resteront pas là où ils ont pris leur repas et qu'ils doivent user des
ténèbres comme de la lumière ; car, tant qu'on est au service, on n'a pas le droit de
marcher avec une torche pour s'éclairer.
Lycurgue avait remarqué encore qu'avec la même nourriture ceux qui
travaillent ont un beau teint, la chair ferme, et de la vigueur, et que les oisifs
paraissent boursouflés, laids et faibles. Cette observation ne lui parut pas
négligeable. Réfléchissant que même un homme qui prend de la peine de son propre
mouvement ne laisse pas d'être solide et résistant, il voulut que le plus vieux dans
chaque gymnase prit soin que le travail ne fût jamais inférieur aux rations allouées.
Et pour moi, il ne s'est pas trompé sur ce point non plus. Aussi aurait-on peine à
trouver des hommes plus sains et plus dispos que les Spartiates ; car ils exercent
également leurs jambes, leurs mains et leur cou.
Xénophon, La République des Lacédémoniens,
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